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DOSSIER AYOTZINAPA
[Source: http://www.michelcollon.info/IMG/pdf/JNA2_FR.pdf]
Le Mexique: entre glorifications
et silence médiatique
Les médias occidentaux nous ont habitués à dépeindre
les nations
latino-américaines de manière binaire et manichéenne.
Il y aurait
selon les grands médias comme Le Monde ou El
Pais des gentils et
des méchants. Des démocrates et des despotes. Des dirigeants
réalistes et des utopistes. Bref, des «analyses» journalistiques souvent
biaisées, incomplètes et très souvent mensongères. Dans ce flot médiatique
ininterrompu, un pays bénéficie d'un traitement de faveur particulier,
c'est le Mexique! Et pour cause! Depuis que le pays s'est engagé voilà
plus de trente ans sur la voie néolibérale, il n'a cessé d’être
encensé par la presse et les gouvernements occidentaux. Libéralisation
de l'économie, soumission aux États-Unis, privatisation à marche forcée...
Le cocktail du FMI et de la BM a été appliqué à la lettre et ce pour
le plus grand bonheur des marchés financiers et desinvestisseurs étrangers.
Par Tarik Bouafia
L'inféodation du Mexique aux
multinationales étrangères a atteint son
paroxysme lorsque le 20 décembre 2013, le
président Enrique Pena Nieto annonça une
reforme constitutionnelle dans le but de
privatiser le pétrole du pays au profit
d'entreprises étrangères. Pemex, l'entreprise
d’État qui conservait jusqu'alors un
monopole sur ce pétrole fut vidée de sa
substance et reconvertie en vulgaire sous-
traitant du ministère de l'énergie. Lazaro
Cardenas, père de l’État moderne
mexicain et
qui avait fait du pétrole un bien
national
inaliénable en
écartant les multinationales
prédatrices en 1938 a sans
doute dû se
«retourner dans sa tombe». Comme vous
pouvez l'imaginer, cette décision a provoqué
un flot ininterrompu d'applaudissements et de
félicitations de la part des multinationales,
des marchés financiers, des gouvernements
occidentaux et sans oublier des médias. Une
nouvelle chasse au pétrole était désormais
ouverte. Le Washington Post dans son
éditorial du 16 décembre 2013 saluait avec
enthousiasme cette réforme du président
mexicain: «Alors que l'économie du
Venezuela implose, et que la croissance du
Brésil stagne, le Mexique est en train de
devenir le producteur de pétrole latino-
américain à surveiller et un modèle de la
façon dont la démocratie peut aider un pays
en développement». Ou encore le Financial
Times qui chantait les louanges de cette
initiative du président: «le vote historique du
Mexique en faveur de l'ouverture de son
secteur pétrolier et gazier aux
investissements privés, après soixante-quinze
ans de soumission au joug de l’État». Faire
du pétrole, ressource stratégique mondiale un
bien public au service du peuple
s'apparente
selon le Financial Times à «une soumission
au joug de l’État». Pas très étonnant au fond
de la part d'un journal libéral. Mais il aurait
quand même pu s'efforcer de montrer le
développement impulsé par l’État après que
ce dernier ait pris les rênes de l'industrie
pétrolière. Ce fait important dans l'histoire du
Mexique a été passé aux oubliettes.
Sur le plan économique, afin de justifier sa
décision de privatiser le pétrole, l'argument
du président Nieto a consisté à répéter ce que
disent constamment les libéraux quand il
s'agit de privatiser des pans entiers du secteur
public. «L’État n'a plus les moyens», «il faut
dégraisser le mammouth» en l'occurrence
l’État mais aussi et toujours «L’État n'est pas:
compétent», il faut donc transférer ses
activités au secteur privé, plus efficace et qui
investira plus nous dit-on. Mais ces
arguments relèvent souvent du mythe.
En Argentine par exemple, après que le
président Menem eut décidé la privatisation
de l'entreprise nationale pétrolière
Yacimientos Petroliferos Fiscales (YPF) au
profit du géant espagnol Repsol, très actif en
Amérique du Sud. Bilan de cette
privatisation: désinvestissement
au profit
d'une hausse des dividendes
versés aux
actionnaires, augmentation des
prix, déficit
de la balance énergétique...
Ce
qui en avril
2012 a poussé la présidente Cristina
Fernandez de Kirchner, réélue avec 54% des
voix l'année précédente à exproprier
51% des
actions d' YPF (1)et
ce avec l'objectif de
rééquilibrer la balance énergétique
puis
commerciale du pays et d’œuvrer
au
développement de la nation albiceleste grâce
à l'argent des exportations. Sans surprise, les
médias sont montés au front comme le
Financial Times qui applaudissait la
privatisation au Mexique et qui là qualifiait
cette expropriation d'acte de «piraterie». Le
gouvernement espagnol de son côté, enragé,
a qualifié cette décision d' «arbitraire» et a
menacé l'Argentine de représailles. Le deux
poids, deux mesures... Un exemple parmi
d'autres qui montre la duplicité des médias.
Mais revenons au Mexique. L'enchantement
exprimé par la presse capitaliste à l'égard des
politiques néolibérales imposés dans la
nation aztèque s'accompagne d'un
profond
silence à propos des impitoyables
violations
des droits de l'homme. Dans
son éditorial cité
plus haut, le Washington Post faisait l'éloge
de la «démocratie» mexicaine, qui serait
selon le journal un atout pour le
«développement» du pays. Les médias
dominants occidentaux sont-ils vraiment les
mieux placés pour parler de démocratie?
Certainement pas. Allons voir la fameuse
«démocratie» mexicaine de plus près. Tout
d'abord, s'agissant de la privatisation du
pétrole, notons que le président
Nieto n'a
aucunement consulté son peuple
sur une
réforme pourtant capitale pour
l'indépendance économique du
Mexique.
L’esprit démocratique aurait été d'organiser
un référendum sur cette ignoble privatisation.
Au lieu de ça, un vote vite fait bien fait à
l'Assemblée Nationale et le tour était joué.
Cette réforme faite dans le dos du peuple par
une élite politique qui rassemble
les trois
principaux partis sous le nom de
«Pacte pour
le Mexique» a une nouvelle
fois mis en
lumière l'atomisation du débat
public et le
mépris croissant des élites à
l'égard du
peuple. Car comme le souligne
John Mill
Ackerman, chercheur à l'institut de
recherches juridiques de l'Université
nationale autonome du Mexique (UNAM), le
«Pacte a simultanément approfondi
le fossé
entre le
monde politique et la société».Cette
privatisation du pétrole
a nourri beaucoup de
colère chez le peuple mexicain.
Car celle-ci
ne profitera qu'à deux camps:
les
multinationales étrangères
et l'oligarchie
politico-économique nationale
au pouvoir.
L’enquête annuelle Latinobarometro
confirme la tendance autocratique
qu'a pris la
démocratie mexicaine. Elle
révélait en 2013
qu'à peine 21% des Mexicains jugeaient être
«satisfaits» de leur démocratie...le pire
résultat en Amérique Latine.
Ça, le Washington Post se passe de le dire.
Tout comme ce silence sur les relations
qu'entretiennent les partis dominants
avec les
cartels de la drogue. Le
récent massacre des
43 étudiants de l'école normale rurale
d'Ayotzinapa à Iguala dans l’État de Guerrero
est un exemple frappant qui démontre la
complicité entre le pouvoir d’État
et le
pouvoir des cartels. Alors
que les étudiants
qui avaient manifesté pour
la survie de leur
école se trouvaient à bord
d'un bus, ils furent
arrêtés par la police puis
emmenés dans un
lieu secret pour être remis
à une organisation
criminelle dans le but de les
faire disparaître.
Depuis maintenant plusieurs
années, les
étudiants des écoles normales
rurales luttent
sans relâche pour faire vivre
leurs écoles. En
effet, le désengagement de l’État
dans les
services publics menace la vie
de ces
institutions. Des
écoles nées au lendemain de
la grande révolution mexicaine
de 1910-
1917. Leurs créations eurent pour
objectif
d'offrir aux jeunes issus des campagnes
l'opportunité de poursuivre des
études
universitaires. Mais
également de permettre
aux jeunes instituteurs issus de
la classe
paysanne de pouvoir enseigner.
Ces
écoles
qui ont une empreinte importante dans la
société mexicaine ne cessent de recevoir les
foudres des néolibéraux qui veulent faire de
l'école non plus un bien public pour tous
mais une marchandise comme une
autre.
L’État terroriste mexicain
a ainsi fait appel
aux criminels pour faire disparaître
ces
étudiants qui devenaient
gênants et qui
risquaient de contagionner le reste de la
société mexicaine, fatiguée d'une
caste
politique corrompue et violente.
Selon Rafael
Barajas et Pedro Miguel, journalistes
mexicains, la connivence entre
le pouvoir
politique et les barons de la
drogue fait du
Mexique un «narco-Etat».
Cet acoquinement
entre les deux pouvoirs, intimement liés,
s’explique notamment par leur dépendance
mutuelle. En effet, selon l'agence de sécurité
Kroll, ce sont entre 25 et 40
milliards de
dollars provenant de la drogue
qui
alimenteraient l'économie mexicaine.Un
argent indispensable pour un État néolibéral
où le secteur financier occupe une place
prépondérante. Une somme plus
importante
que celles tirées des exportations
de pétrole
qui représentent 25 milliards
de dollars.
L’État mexicain ne peut donc plus vivre sans
cet argent provenant de la drogue. On
comprend tout de suite mieux pourquoi
l'impunité envers les organisations
criminelles est de mise. Comme le soulignent
les journalistes mexicains, «les
narcotrafiquants ne peuvent
agir sans la
coopération des hommes politiques
et des
fonctionnaires à tous les niveaux».
Et le
président Nieto est loin d’être épargné. Une
partie de la presse a en effet révélé le lien
potentiel entre ce dernier et les
narcotrafiquants. Il aurait reçu toujours selon
les informations de la presse mexicaine des
millions de dollars afin de financer sa
campagne électorale, une des plus
dispendieuses de l'histoire. (2)
Enfin, notons la terrible répression
policière
et militaire qui s'abat en permanence
sur ceux
qui osent défier l'ordre injuste
et violent qui
prévaut au Mexique.
Une des cibles
privilégiées des différents pouvoirs en place a
été les journalistes. Depuis
2010, plus de 100
d'entre eux ont été assassinés, 12 dans le seul
État de Guerrero, là où ont disparus les
étudiants.(3) Critiquer
le pouvoir en place ou
pire oser révéler ses liens avec les barons de
la drogue, c'est s'auto-condamner à la mort.
Être journaliste critique du pouvoir dans ce
pays, c'est vivre avec la peur. La peur de
l'enlèvement, le peur du viol, la peur de la
mort. Dans un reportage réalisé par la chaîne
d'information Telesur dans l’État de
Guerrero, une journaliste témoigne (4):
«l’État de Guerrero est
un État très
compliqué. Tu peux être menacé
par les
narcotrafiquants, par le maire,
par les
militaires... Tu n'as aucune
garantie», avant
de dénoncer la complicité des médias
dominants mexicains avec le pouvoir
notamment au sujet d'Ayotzinapa:
«La télévision est devenue le
moyen par lequel le
pouvoir se légitime». Aujourd'hui
au
Mexique, le simple fait de revendiquer tel ou
tel droit en allant manifester est suffisant
pour se retrouver soit derrière les barreaux
soit dans une des centaines de fosses
communes que l'on trouve dans le pays.
L'insécurité règne et le pouvoir installe une
peur quotidienne. Et les chiffres sont là (5):
57 899, c'est le nombre d’enquêtes
préliminaires pour homicide
volontaire
ouvertes depuis l'arrivée au
pouvoir
d'Enrique Pena Nieto le 1er
décembre 2012.
Le nouveau président mexicain est lui un
habitué des répressions. Lorsqu'il était
gouverneur de l'Etat de Mexico, il avait
donné l'ordre en 2006 de mater les
manifestants de San Salvador Atenco qui
luttaient pour ne pas être expulsés de leur
terre. Cette violence impitoyable s'applique
également envers ceux (qui ne pensent pas
ou) qui osent montrer leur désaccord
politique et idéologique avec le pouvoir en
place. En août 2014, l'organisation Nestora
Libre qui défend les prisonniers politiques a
annoncé que plus de 350 personnes avaient
été mises derrière les barreaux depuis
décembre 2012, et ce pour des motifs
politiques.
Face à ce constat alarmant, doit-on encore
considérer le Mexique comme un pays
démocratique où règne un État de droit? Cet
État terroriste, présidé par un homme tout
aussi violent et cruel ne semble pas déranger
certains présidents occidentaux. En effet, la
France lui a remis récemment la grand-croix
de la Légion d'honneur. Elle faisait ainsi
honneur à la politique néolibérale impulsée
par le président Nieto. Comme dans le cas du
Pérou qui s'est montré très complaisant avec
les multinationales, la France tout comme la
majorité des pays impérialistes et
néocoloniaux a décidé de fermer les yeux sur
les atrocités qui secouent le Mexique. La
presse également même
si elle a évoqué les
événements d'Ayotzinapa, est
restée discrète
sur les liaisons qui unissent l’État
mexicain et
les narcotrafiquants. Cela
signifie la chose
suivante: tant qu'un pays sert
les intérêts
économiques, énergétiques,
géopolitiques des
multinationales, alors il pourra
commettre les
pires exactions, assassiner
à tout va, torturer
comme bon lui semble, emprisonner
arbitrairement, il ne sera jamais
épinglé par
ni par les gouvernements ni
par les médias
occidentaux.
Comme l'affirmait le secrétaire d’État états-
unien Henry Kissinger: «les grandes
puissances n'ont pas de principes, juste des
intérêts». Le cas du Mexique en est le
parfait exemple.
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Ayotzinapa: chronique d'une disparition annoncée
“La violence engendre la violence, comme on le sait;
mais elle engendre aussi des gains pour l’industrie
de la violence, qui, elle, la vend comme spectacle et la convertit en objet
de consommation.»
- Eduardo Galeano
Voilà maintenant six mois que les 43 étudiants de l'école
normale rurale d'Ayotzinapa ont disparu. Une disparition que beaucoup au
Mexique, des organisations indigènes aux mouvements étudiants imputent
à l’État mexicain et aux narcotrafiquants. Ces
deux entités sont en effet accusées d'avoir collaboré pour faire disparaître
ces étudiants gênants. Nous vous proposons ici de revenir
chronologiquement sur les dates clés et les faits marquants de cette tragédie.
26 septembre 2014: Par manque de moyens dus aux politiques
néolibérales qui ont pour conséquence le désengagement de l’État,
les étudiants de l'école d'Ayotzinapa réquisitionnent deux bus pour
pouvoir réaliser leur travail d'observation dans des écoles primaires
du village pour pouvoir ensuite participer à la commémoration du massacre
du 2 octobre 1968*. La police municipale
de la ville d'Iguala dans l’État de Guerrero où se trouve l'école
d'Ayotzinapa sur les ordres du maire José Luis Abarca tire à quatre reprises
sur les étudiants. Bilan: 6 morts et 43 disparus.
7 octobre 2014: Soit onze jours après la disparition
des étudiants, le président Enrique Pena Nieto s'exprime pour la première
fois. Il promet que toute la lumière sera faite sur la disparition des
étudiants et que les auteurs seront punis.
30 septembre 2014: 22 policiers sont arrêtés et
sont soupçonnés d'avoir participé à l'assassinat de 6 personnes à
Iguala. Ils seront jugés pour homicide.
4 octobre 2014: 16 fosses clandestines sont localisées
à Iguala. On découvre par la suite que ces fosses contiennent 28 corps.
5 octobre 2014: Luis Abarca, le maire d'Iguala s'enfuit
avec sa femme.
10 octobre 2014 : 4 autres personnes sont arrêtées suite
à la disparition des étudiants d'Ayotzinapa et 4 nouvelles fosses communes
ont été localisées.
17 octobre 2014 : Les chiffres connus indiquent que 36
policiers municipaux sont détenus ainsi que 17 membres du crime organisé.
3 nouvelles fosses ont été découvertes à Iguala.
22 octobre 2014: Nouvelle piste: José Luis Abarca et
sa femme ont agi en complicité avec le groupe criminel des narcotrafiquants,
le cartel Guerreros Unidos. La femme du maire et la sœur font partie des
responsables du cartel.
4 novembre 2014: Arrestation de José Luis Abarca et de
sa femme dans une maison de Mexico City.
7 novembre 2014 : Les familles des disparus s'expriment:
ils considèrent que par manque de preuves leurs enfants sont vivants.
Les corps n'ont cependant jamais été localisés. Ils décident de ne
pas abandonner le combat malgré que le gouvernement affirme que les étudiants
sont morts.
8 novembre 2014: Des centaines de personnes manifestent
à Mexico City lors d'une journée nationale de protestation. La police
arrête ce jour-là 18 personnes. Parmi eux se trouvent des étudiants
d'Ayotzinapa, de l'Institut polytechnique nationale, de l'Institut technologique
de Monterrey accompagnés d'acteurs de cinéma mexicains.
13 février 2015: La Commission Inter-américaine
des droits de l'homme (CIDH) décide d’enquêter sur la disparition des
étudiants.
Mars 2015: Pour le moment, les étudiants d'Ayotzinapa
n'ont toujours pas été retrouvés.
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Comment faire face au «Plan Condor»
médiatique en Amérique Latine
La disparition des 43 étudiants de Ayotzinapa au Mexique
a révélé l'attaque systématique de l'Etat contre les jeunes et a suscité
une indignation mondiale. Cependant, l'État mexicain peut compter sur
l'étroite complicité des médias de communication des oligarchies. Dans
cet interview accordé à Alex Anfruns, l'écrivain mexicain Fernando
Buen Abad, connu également comme philosophe, analyse les défis à
relever au Mexique et dans Notre
Amérique en portant toute son attention à l'actualité.
Alex Anfruns: Beaucoup d'analystes
ont noté que la disparition des 43
étudiants n'est pas un cas isolé. On
estime à 22.600 le nombre de
disparitions forcées au Mexique
durant
ces 8 dernières années.
Que peut
révéler un tel chiffre sur une société ou
l’avenir d’un pays?
Fernando Buen Abad: Le décompte
macabre, monstrueux, exprimé en morts
et en disparitions, est en soi très incertain.
D'un côté, il n'y a pas de données
officielles crédibles à propos des chiffres.
Et d'un autre côté, il y a diverses sources
dont les décomptes sont très différents
ainsi que les méthodologies utilisées.
Selon certaines informations, par exemple
celles de la revue "Proceso de Mexico",
le
nombre d'assassinats pourrait
être
«arrondi» autour de 120.000
personnes
(pour le journal de Felipe Calderon et ce
que l'on a de Pena Nieto). D'autres
avancent des chiffres de 22.000,
25.000
ou 30.000 disparus, selon les
sources. Et
ensuite on évoque le chiffre
de 300.000
personnes déplacées de leurs
terres du fait
de la lutte territoriale du
crime organisé. A
eux seuls, les chiffres sont scandaleux,
mais ne sont pas suffisamment expressifs
pour comprendre le niveau de l’impact
social et politique que cela a provoqué
dans le pays. Il s'est produit un
déchirement social d’une profondeur
inestimable.
Ayotzinapa est
l'expression la plus ultime
du capitalisme au Mexique. Là
se
condense toute la perversité du
modèle
néo-libéral, en mettant
en évidence l'une
de ses plus claires et plus brutales
pathologies, qui est la haine contre les
jeunes, surtout si ces jeunes sont critiques,
si ces jeunes se regroupent et si ces jeunes
sont pauvres.
Effectivement cela n'a pas été
un cas
isolé, il a plutôt fait partie
d'une sale
habitude du capitalisme au Mexique,
qui
se répète dans d'autres pays
mais, au
Mexique, cela fait plusieurs
années. Sans
aller plus loin dans l'histoire,
on peut citer
1968, avec le massacre d'étudiants
de
Tlatelolco, perpétré par le
gouvernement
de Gustavo Diaz Ordaz.
Participèrent à ce crime beaucoup de ceux
qui aujourd'hui continuent toujours d'être
des personnages de la vie politique au
Mexique, en particulier ceux qui sont les
plus soumis aux intérêts nord-américains,
de même que certains membres de
l'appareil bureaucratique du PRI (Parti
Révolutionnaire Institutionnel), considéré
comme étant un appareil fondamentalement
répresseur tout au long de son
histoire.
Depuis 1968, les agressions contre les
jeunes étudiants et universitaires au
Mexique n'ont pas cessé. Et nous n'avons
pas de source claire d'information, ni
officielle ni d'un autre type, à propos du
mode d'agression et de répression contre
les jeunes. Nous pourrions passer en
revue les différents mouvements
d’expression qui
ont été harcelés et
attaqués par le gouvernement mexicain,
en y incluant évidemment ceux
des jeunes
indigènes et paysans qui, au Mexique,
ont
représenté l'apparition d'un
mouvement
politique longtemps négligé.
Ainsi, en 1994 cette action s'est rendue
visible avec l'apparition de l'Armée
Zapatiste de Libération Nationale (EZLN
en espagnol) dans le Sud-Est du Mexique.
Il s'agit d'un mouvement composé
principalement par des jeunes, qui
prennent les drapeaux de Emiliano
Zapata, les actualisent à leur manière, et
proposent, dans le Mexique actuel, la
perspective d'un mouvement social
révolutionnaire, comme le sont les
mouvements indigènes et paysans, dans
un pays qui a signé le Traité de Libre-
Echange avec les Etats-Unis et le
Canada.
Ayotzinapa est la preuve palpable
de
l'attaque systématique de l'Etat
contre les
jeunes. C'est pour
cela qu'il y a eu une
telle réaction, entraînant un tel chaos,
dans un Etat non seulement incapable
de
garantir la sécurité et la
tranquillité de la
population mais aussi garantissant
l’impunité des criminels
et la confusion
totale. Actuellement,
le gouvernement va
tout faire pour composer avec la douleur
du peuple mexicain, grâce à un processus
électoral. Bien entendu, les 43 - que nous
voulons vivants - perturbent beaucoup le
projet d'un parti politique comme celui du
PRI.
Alex Anfruns : Concrètement, avec la
disparition des 43 étudiants de
Ayotzinapa, comment s'articule le
traitement médiatique de cette affaire
avec le récit de l'Etat mexicain ?
Fernando Buen Abad: Ceux qu'on
appelle "les médias" - que moi
je mets toujours entre guillemets -,
devraient s'appeler des armes de guerre
idéologique. Le rôle joué par
ces outils au
Mexique, en particulier ceux des
monopoles comme Televisa ou
Teleazteca, consiste à être les
armes d’une
guerre idéologique dont l'objectif
fondamental est d'effrayer
systématiquement le
peuple, avec des
menaces de tous types et en
créant un
climat oppressant de violence,
d'instabilité, d'apocalypse.
A travers ces
"médias" et ces armes, le paysage
sanguinaire provoqué par le crime
organisé devient une espèce de culture ou
de destin fatal en imposant l'idée qu'au
Mexique le climat apocalyptique est d'une
telle intensité qu'il n'y a plus rien à faire,
qu'on ne peut rien changer. Quoi
de
mieux au
lieu d'être résigné et
soumis
face à cette réalité que
de lutter face cette
réalité?
En plus de cela, les armes de
la guerre
idéologique pointent systématiquement
la
criminalisation de tout
leader critique qui
fait faceà
l'establishment au Mexique. Ils
privent les leaders de leur prestige, les
accusent de tout et n'importe quoi en toute
impunité, s’escriment à créer de fausses
preuves et pratiquent un espionnage
illégal. Enfin, ce sont des armes
qui
opèrent avec une absolue impunité
dans la
scène des imaginaires collectifspour
influencer les gens à l'aide
de mensonges,
de tromperies et de falsifications.
Ces armes de guerre idéologique sont
absolument complaisantes avec la
corruption du gouvernement
mexicain...Elles ne sont
rien d'autre que
leur âme. La droite en Amérique
Latine
est allée se réfugier dans
les médias. Ses
faiblesses et son incompétence
lui ont fait
perdre du terrain et, par conséquent,
elle
croit qu'elle peut réparer ses
erreurs en se
réfugiant dans les appareils
médiatiques,
dans les grands monopoles.
Le cas mexicain en est l'expression la
plus évidente car c’est le monopole de la
télévision qui a mis le président du
Mexique sur le devant de la scène après
l'avoir soutenu durant de nombreuses
années. Pena Nieto est une
fabrication de
l'ingénierie médiatique de
Televisa qui l'a
«mis au monde» pour recevoir les
bénéfices, archiconnus aujourd’hui au
Mexique, par la voie de la corruption, des
cadeaux, du trafic d'influence. Une
corruption qui est la marque de
ce
gouvernement.
Tout ceci obéit à ce que j'appelle le
«Plan Condor» médiatique
en Amérique
Latine, dans lequel apparaissent des alliés
comme le groupe Prisa en Espagne,
CNN
à Miami, la chaîne Foxnews, Televisa
au
Mexique, le groupe Clarin en Argentine,
Globo au Brésil, El Mercurio au
Chili...
Toutes les chaînes médiatiques
exercent
un monopole sur le continent
et contrôlent
une alliance pour produire un
discours
chaque fois un peu plus omniprésent
et en
même temps plus synchronisé.
C’est-à-
dire que, en même temps et sur tout le
continent, se produit le même
modèle
d'agression médiatique
de façon
simultanée. C'est ainsi qu'une même
calomnie se propage partout.
Au Mexique donc, une figure comme
Pena Nieto a réussi à prendre le pouvoir.
Un homme qui a été fabriqué directement
par la télévision pour arriver à ses fins.
Une opération de guerre idéologique
est
donc en marche à travers les médias et,
comme le dit Michel Collon, son
comportement de domination et
d’invasion peut être comparé à celui d'un
bélier.
Alex Anfruns: Des voix comme la
votre pointent, depuis quelques temps,
la nécessité de faire face à
cette
stratégie de guerre médiatique
en
mettant en avant le soutien des médias
à ces agressions. Fort ton expérience
dans le domaine de l'enseignement et
de l'étude du langage et de la
communication, comment penses-tu
qu’il faille développer et renforcer
la
stratégie de communication des
mouvements sociaux?
Fernando Buen Abad: Le seul
diagnostic du comportement
du
capitalisme, armé de ces outils de guerre
idéologique, n'est pas suffisant.
Cela
nous
avance pas de savoir comment ils vont
nous tuer ou comment ils sont en train de
nous agresser. Effectivement, nous savons
par exemple que Ollanta Humala au
Pérou que 3.200 soldats états-uniens
armés arriveront au Pérou en
septembre
pour appuyer la lutte contre le
narcotrafic.
En Amérique Latine, nous savons déjà
que cela va créer un nouveau foyer
de
violence dans la région pour transformer
cette zone de la planète en quelque
chose
de semblable à ce qui se passe
en Irak ou
en Syrie. Nous savons que,
pour en
arriver là, ils ont dû créer un
écran de
fumée et un
discours médiatique. Un
travail qu'ils ont déjà commencé au Pérou
depuis quelques années et qui
justifie
maintenant l'arrivée de ces
soldats sur le
territoire péruvien.
Très bien. Maintenant que faisons-nous
pendant tout ce temps? Que faisons-nous
quand nous sommes victimes d’un
problème d'isolement communicationnel
entre les médias alternatifs et les
mouvements sociaux? Que faisons-nous
lorsqu'il y a une grande force mondiale
communicationnelle mais qu'elle se
trouve éparpillée? Que faisons-nous
quand il y a urgence?
Comme le dit le grand poète Jorge
Falcone en Argentine: «il
y a une veillée
des caméras». Un réveil de l'intérêt
photographique, audiovisuel,
cinématographique, de documentaire,
qui
témoigne de choses que nous n’avions
jamais vues auparavant, dans les
luttes
des peuples de toute la planète.
Et cependant, cette grande quantité
de
nouvelles forces communicationnelles,
alternatives, révolutionnaires et
indépendantes n'arrivent ni
à l'unité ni à la
cohésion.
Il y a une urgence à constituer
des
ponts, des réseaux, des espaces
de
rencontres pour pouvoir articuler
des
mouvements entiers. En Amérique
Latine,
j'ai la certitude que ceux qui
sont en train
de travailler dans le domaine critique,
dans le domaine révolutionnaire de la
communication sont beaucoup plus
nombreux que ceux qui travaillent
dans
les structures oligarchiques.
Et pourtant,
ils nous
vainquent à cause de notre propre
incapacité à nous unir.
Ceci doit être
résolu par une profonde autocritique.
Mais la phase la plus compliquée, la
plus alarmante, à avoir spécifiquement
avec le champ sémantique,
est de
développer notre propre agenda,
avec des
raisons, des arguments, un tas
de thèmes à
discuter et de développer des
raisonnements critiques de tous
types.
Mais nous n'avons pas encore réussi à
construire un agenda politique
ou
géopolitique qui
pose les grands thèmes
de nos luttes comme axes primordiaux.
A
cause de notre retard pour résoudre ce
problème, on nous a vaincus
systématiquement. «Dans le
retard se
trouve le danger».
S’ils gagnent du terrain, et
en
particulier sur le terrain sémantique,
ils
termineront un jour par nous assassiner
avec nos propres drapeaux, comme
cela
s'est passé plusieurs fois dans
l'histoire.
Par exemple, des mots comme
«austérité»? Que voulons-nous d'autre
sinon une vraie retenue du gaspillage,
du
cynisme bourgeois qui gaspille
tant
d'argent de manière infernale.
Quelle
austérité supplémentaire demanderions-
nous que de distribuer la richesse
d'une
meilleure manière?
Ainsi, ils utilisent le mot précisément
pour nous soumettre! Et nous imposer
l'austérité qu’ils veulent
pour nous, non
pour eux! Nous
avons besoin d'espace de
discussion pour ne pas répéter
le discours
du patron sans nous en rendre
compte.
Chez certains peuples d'Afrique, parler de
démocratie signifie parler des pires
choses qui se sont passées. Les
États-Unis
affirment être le grand paradigme
de la
démocratie et c'est précisément
l'endroit
où on pratique le moins la
démocratie.
La bataille sémantique est un
défi face
auquel nous avons beaucoup de retard.
De
plus, nous devons faire une autocritique
et
nous demander systématiquement
si notre
récit est à la hauteur de l'histoire
que
nous
sommes en train de vivre. Si
nous avons
vraiment les mots, la fraîcheur,
la
créativité qu'a su avoir par
exemple
l'Armée Zapatiste de Libération
Nationale
(EZLN en espagnol) à ses débuts.
L'EZLN a su trouver les mots, mais
aussi
la poésie,
qui lui a permis de toucher les
cœurs et les pensées pour créer
une
mobilisation et une unité.
Cet aspect est
crucial. Notre capacité de communication
révolutionnaire, alternative,
populaire et
de base doit
construire sa propre poésie
pour toucher simultanément les
pensées
et les cœurs afin d’arriver
à action
organisée.
Alex Anfruns: Pour finir, qu'est ce qui ressort
selon-vous de la tentative de coup d’État qui
a eu lieu au mois de février au
Venezuela?
Fernando Buen Abad:Avant tout,
je veux exprimer ma
solidarité avec le Venezuela. Nous voyons
ici l'exemple type de toutes les
agressions
médiatique, économique et politique
possibles. Le président
Maduro a lancé un
appel contre la guerre économique
et la
guerre médiatique. Le
Venezuela est le
parfait exemple du territoire qui dispose
de toutes les possibilités, notamment celle
de discuter de manière critique avec les
outils de communication et où, malgré
cela, l'unité n'est pas atteinte.
J'insiste pour dire qu'aujourd'hui plus
que jamais, il manque un sommet des
Présidents en matière de communication,
comme cela a lieu avec le sommet de
l'UNASUR ou de l'ALBA, Un sommet
serait nécessaire pour discuter de ce que
nous allons faire face à l'agression
médiatique et comment
nous impulsons la
grande révolution de la communication
qu'il nous manque. En solidarité
avec les
principes de la révolution et avec le
Président Maduro, mais aussi devant la
perspective que nous sommes en train
d'observer dans la région. Comme je le
disais, Ollanta Humala vient d'annoncer
qu'il acceptera des militaires
états-uniens
au Pérou et, dans le même
temps, au
Mexique, Enrique Pena Nieto présente
une initiative de la Chambre de
Sénateurs,
pour accepter que des agents extérieurs
transitent armés via le territoire
mexicain.
Une permissivité légalisée
de violation de
la souveraineté des peuples
est en train de
se configurer, avec un message
clair:
Pérou, Colombie, Mexique, nous
sommes
les pays de l'alliance du Pacifique.
Et
cette alliance n'est autre qu'une
avant-
garde du projet de l'ALCA qu'ils
veulent
ressusciter pour imposer un Traité
de
Libre Échange avec toute l'Amérique
Latine. Pour autant, il
y a une alerte claire
qui montre où va cet alliance:
à travers
l'agression médiatique mais
aussi avec la
présence de forces militaires
armées nord-
américaines en Amérique Latine.
Je crois que c'est un moment
fondamental pour freiner ces
tentatives en
créant un consensus international
de
dénonciation et de rejet face
à ces
initiatives. Mais
également en renforçant
la solidarité, spécialement
avec le
Venezuela qui est
l'avant-garde politique
de l'Amérique Latine.
:::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::
"Mexique: comment en est-on arrivé la?
Depuis quelques années, le Mexique
occupe
de plus en plus
d’espace dans la chronique de nos médias: narcotrafic,
immigration, violence, décapitations,
disparitions d’étudiants
etc. Comme d’habitude s’opère une
occultation systématique des véritables origines de cette situation.
Pourquoi?
Que
se passe-t-il réellement au Mexique? Quelles sont les forces maîtresses
de ce «jeu», et surtout, quels sont leurs intérêts? Afin de décanter
cette situation d ’embrouille, nous nous sommes entretenus avec le sociologue
mexicain
Luis Martinez Andrade, fin connaisseur de la situation
sociale et politique de son pay.
Par Tarik Bouafia & Raffaele Morgantini
[TB et/ou RM:] Pouvez-vous nous dresser un bilan
de
l’histoire et du développement des
mouvements sociaux au Mexique?
[LMA:] Pour commencer, il est important de souligner
que le Mexique a une large tradition
de
mouvements sociaux depuis son
indépendance. Pendant la
révolution de 1910,
ces mouvements acquièrent des nouvelles
teintes, et en leur sein, différentes tendances
voient le jour. Il y a par exemple,
la tendance
plus «paysanne et zapatiste»
dans le sud du
pays, une autre tendance au nord,
qui s’inspire
du révolutionnaire Pancho Villa,
et il existe
aussi une tendance anarchiste avec
l’influence
des frères Flores-Magon.
Avec la formation de l’Etat mexicain,
on
assiste à un développement, dit-on,
favorable
aux mouvements sociaux : il y a
une reforme
agraire, les mouvements gagnent
la bataille
pour certains droits sociaux (la
journée de 8h
par exemple). C’est ainsi
qu’au Mexique, on
peut observer les caractéristiques
d’un Etat
social bien avant la révolution
russe de 1917.
Cependant, avec la consolidation
du PRI
(Parti Révolutionnaire Institutionnel)
un
nouveau pacte social voit le jour,
accompagné
par la recomposition d’une nouvelle
élite qui
prend la place de l’élite familiale
prérévolutionnaire. Au
Mexique, on parle de
la «révolution trahie» ou «volée».
Les communautés indigènes
qui plaidaient
pour plus de représentation,
sont écartées du
pouvoir, tout comme
les communautés
paysannes les plus vulnérables
ou encore les
partis de la gauche révolutionnaire.Le
PRI va
consolider ce que Gramsci appellerait
un
«bloc hégémonique»,où
les groupes
subalternes vont adopter l’apparat
étatique
pour essayer de s’emparer des
revendications
sociales, tout en conservant dans
le même
temps, un caractère fortement
réactionnaire.
C’est ainsi que s’est construit un
imaginaire
collectif d’ascension sociale
au
sein des
communautés indigènes,
qui,
dans les faits,
n’a jamais cessé d’être
que fictif.
Face à cette situation, on voit
surgir une
forme de résistance populaire
qui ira jusqu’à
la guerre et plus précisément,
jusqu’à la
guérilla, notamment dans le sud
du pays, la
partie la plus pauvre du pays et à majorité
indigène.
Mais cette guérilla se répand
aussi en zone
urbaine. Le commandant Marcos par
exemple, construit le début de
sa carrière au
sein de groupes de guérilleros
urbains, pour
après, émigrer vers des zones
plus rurales et
essayer de mener une révolution
guevariste
(d’Ernesto Che Guevara) par la
création de
foyers de guérilla révolutionnaires.
Aujourd’hui, grâce au mouvement
zapatiste,
le peuple mexicain est en train
de se rendre
compte que différentes façons
de s’organiser
sont possibles, qu’un
autre modèle est
envisageable. Et
cela est certes, une note
positive. Mais ce dont le Mexique
a besoin
aujourd’hui c’est d’un
grand front commun,
anti-néolibéral, anticapitaliste,
progressiste et
émancipateur. Mais
il n’y a pas de
canalisateurs, il faut donc
une structure
d’organisation bien définie,
et cela prendra du
temps.
[TB et/ou RM:] D’un point de vue politique,
économique et
social, comment en est-on arrivé à la
situation dramatique d’aujourd’hui?
Comment un pays aussi riche en ressources
naturelles, et pouvant compter sur des
mouvements sociaux nombreux et bien
structurés, est devenu un pays détruit par
la violence, la pauvreté, le narcotrafic etc.?
[LMA:] Il y a deux phénomènes parallèles qui
peuvent
nous aider à comprendre cette situation. Le
premier élément, c’est le
rôle des Etats-Unis,
qui depuis le coup d’Etat
organisé au
Guatemala contre le président
Arbenz, en
1954, n’ont jamais cessé
d’intervenir en
Amérique latine, directement
ou
indirectement, là où leurs intérêts
étaient
menacés. La
force et la violence
d’intervention des USA
à l’égard de
l’Amérique latine, et du Mexique plus en
particulier, ne sont pas discutables, c’est un
fait établi. Le deuxième élément,
c’est le
développement du néolibéralisme,
impulsé
également par les USA et les
instances
financières internationales
comme le FMI ou
la Banque Mondiale. Cette
période commence
à la fin des années 70 – début
des années 80,
avec une vague de privatisations
des
entreprises publiques, justifiée
par le mythe
qu’une entreprise publique ne
peut pas être
rentable si elle est étatique.
L’iceberg
de cette
dynamique est la signature du traité
de libre-
échange en 1994 avec les USA et
le Canada:
l’ALENA (Accord de Libre-échange
Nord-
Américain).
La privatisation commence avec
les grandes
banques publiques et la grande
entreprise
publique de téléphonie,
ouvrant la porte au
développement
d’une classe managériale qui
va s’enrichir énormément
au cours des
dernières années, opposée
à un peuple en voie
de paupérisation en raison
des mesures
d’austérité imposées par
les programmes
d’ajustement structurel du
FMI/Banque
Mondiale.
Dans ce contexte on doit se rappeler des
enseignements du penseur marxiste Louis
Althusser quand il analyse les apparats
idéologiques de l’Etat. Il analyse la
façon
dont les individus se sont pliés
aux exigences
de l’Etat néolibéral et
comment, à travers le
système éducatif étatique
ou la télévision (qui
sont des moyens de propagande idéologique
de l’Etat), ils ont accepté
de se soumettre à ses
lois. En
1968 par exemple, l’entreprise de
télécommunication Televisa nie
le massacre
de centaines d’étudiants par
les forces de
l’ordre. L’histoire
se répète en 1988, avec
l’occultation systématique des
scandales des
fraudes électorales.
Le néolibéralisme a entrainé une
véritable
décomposition de l’Etat
et de la structure
politique et sociale mexicaine.
Il ne faut pas
oublier que le néolibéralisme
et la
militarisation de la société
sont deux
phénomènes qui vont de pair,
deux faces
d’une même pièce. Pensez au
Chili.
[TB et/ou RM:] D’après vous, le
néolibéralisme
a-t-il pu s’imposer pacifiquement?
[LMA:] Bien sûr que non,
cela s’est
fait par un coup d’Etat militaire,
par une
«stratégie du choc»
comme le dirait Naomi
Klein. La même chose est en train
de se
passer ici, au Mexique, le tout,
avec l’appui
des moyens de communication
monopolistiques, véhicules
et porte-paroles
fondamentaux de cette dictature.
[TB et/ou RM:] Pouvez-vous nous expliquer le
développement du narcotrafic dans votre
pays? Quels sont les liens entre l’Etat
mexicain et le narcotrafic? La situation
est-elle similaire à la Colombie, où les liens
entre la politique et les grands producteurs
de drogue sont désormais une évidence ?
[LMA:]Avant tout, il y a quelque chose qu’il
faut
clarifier. Quand on aborde le thème
du
narcotrafic, on se trouve
dans une situation
plutôt «floue». Par exemple,
le blanchiment
d’argent sale: comment peut-on
être sûr de
son ampleur, tant que demeure le
secret
bancaire? Suivre la piste
du narcotrafic est
difficile car il n’y a pas de données précises.
On sait bien qu’il fonctionne comme une
entreprise mais il est très difficile à détecter,
et presque impossible d’en comprendre les
mouvements et les mécanismes. C’est un
monde de spéculation.
[TB et/ou RM:]Que se passe-t-il dans cette relation
narcotrafic-Etat?
[LMA:] C’est un sujet très
intéressant. La question du trafic est
complexe. Ce n’est pas uniquement
la vente
de marijuana ou de cocaïne, c’est
également
le trafic d’organes, d’armes,
de femmes etc.
Tous ces trafics impliquent le
blanchiment
d’argent, l’existence d’entreprises
illicites
etc. Déjà, dès les années 20-30 il y a avait des
camions de marijuana qui partaient vers les
USA...
Néanmoins, on peut identifier un
moment de
rupture: ce sont les années
de la présidence
de Vicente Fox entre 2000 et
2006. C’est sous
sa présidence que Chapo Guzman
(membre
de
l’un des plus grands cartels de la drogue du
pays) s’enfuit de la prison de
haute
surveillance, dans laquelle il
est prisonnier et
ceci, dans des circonstances très
obscures.
Apparemment, selon l’avis
d’experts, le
gouvernement de Fox a déclaré
la guerre à
certains cartels, et a pactisé
avec d’autres.
Cela a généré beaucoup de
méfiance au sein
de certains cartels, car ils
se sont rendus
compte que l’Etat était en
train de prendre une
position stratégique au sein
même de la guerre
entre les cartels. Cela
a rendu la situation
encore plus tendue et a exacerbé
la lutte de
pouvoir au sein du monde narcotrafiquant.
Le
problème c’est qu’à partir
de là, il y a eu une
forte infiltration du narcotrafic
au sein de la
police. Une infiltration
qui, peu à peu, est
remontée jusqu’aux hautes sphères de l’Etat.
Cette situation larvaire explose
sous le
gouvernement de Felipe Calderon.
À cause
d’un soutien populaire très faible, Calderon
décide de déclarer la guerre au narcotrafic.
Par contre, ne pouvant pas compter
sur la
police à cause de la corruption
généralisée, le
président décide d’utiliser
l’armée. Il est très
intéressant à cet égard, de rappeler que
quelques années auparavant,
il y a eu, au sein
de l’armée, le développement
d’une élite
fortement réactionnaire, entrainée,
imaginez-
vous, par le Mossad, la CIA
et des assesseurs
colombiens d’Alvaro Uribe.Ce
groupe d’élite
a été formé et mis en place pour lutter contre
les cartels de la drogue, mais immédiatement,
ils ont compris qu’il y avait
moyen de gagner
beaucoup plus d’argent...
En formant leur
propre cartel de la drogue!C’est
ainsi que ce
groupe d’élite de l’armée
s’est transformé en
un véritable cartel. En
fait, ce sont justement
eux qui vont commencer à mener
des actions
d’une violence sans précédent,
avec des
décapitations, des pendaisons,
et par une
stratégie de terreur,
exactement comme ce qui
se passe en Colombie.
Il faut aussi rappeler que déjà en 1994 on
parlait du «Plan Mexique-Panama», qui par
la suite, a échoué et a été recyclé dans le
«Plan Colombie». Là,
on
a pu voir le rôle
des USA qui visaient à mettre
sur pied des
plans stratégiques pour détruire
toute forme
de résistance dans les pays
sous leur sphère
d’influence, là
même où l’expansion et
l’accumulation des capitaux
étaient remises
en question par des mouvements
progressistes, syndicalistes,
indigènes etc.
Auparavant, on utilisait l’armée,
mais
aujourd’hui, on a recours
aux paramilitaires, à
partir du moment où le fait d’utiliser l’armée
équivaut à impliquer directement l’autorité
publique. Au
Mexique on est même arrivé à
un stade supérieur, c’est-à-dire
à l’utilisation
du narcotrafic comme moyen de lutte
réactionnaire.
Il ne faut pas perdre de vue le fait que le
narcotrafic et la classe
politique dominante ne
sont pas deux entités antagonistes.Il
y a
quelques différents, c’est
clair, car toutes ces
oligarchies sont en conflit
entre elles. Mais
finalement ils représentent
la même force,
c’est-à-dire celle d’une
élite dominante au
pouvoir. Le narcotrafic
est le bourreau du
peuple, tout comme l’élite oligarchique
capitaliste au pouvoir. Je pense que les
cartels
de la drogue font partie d’une
stratégie de
contre-insurrection.Grâce
à eux, l’Etat
possède un prétexte pour accroître
la
militarisation de la société.
Finalement on
peut dire que les cartels ne
constituent pas une
menace pour l’Etat, ils sont
un instrument de
l’Etat!
TB et/ou RM:]Quel est le rôle du
para-militarisme au Mexique? Comment
s’est-il développé?
[LMA:] Les paramilitaires
jouaient déjà un rôle
important dans les années 70,
pour démanteler
les mouvements de résistance.On
parlait alors
de «guerre sale» pour décrire
ce qui se
passait dans l’Etat de Guerrero,
une région
très pauvre qui a connu un développement
important de groupes de guérilleros
marxistes.
En 1994, cette guerre sale connaît
un essor
considérable avec
l’arrivée du mouvement
zapatiste. On
parle aussi de «guerre de faible
intensité» (le même concept
utilisé pour
décrire les guerres anti-communistes
dans les
pays de l’Amérique centrale).
Cette
guerre
consiste dans la formation d’escadrons
paramilitaires formés par l’armée
régulière
pour semer le chaos entre les
différentes
ethnies et cultures existantes
dans ces régions.
Les médias ont par la suite «fini
le boulot»,
en faisant passer ces guerres pour
des guerres
ethniques, et entre différents
groupes
politiques. Aujourd’hui,
au sein même des
cartels, la confusion règne. La même
manipulation de masse s’est passée avec les
43 étudiants disparus d’Ayotzinapa. Dans un
premier temps en effet, les moyens de
communication ont relayé l’information que
les étudiants étaient liés à des groupes de
délinquants. Le para-militarisme s’est ainsi
avant tout, vu divisé, laissé intimider, et
réprimer.
Il faut savoir aussi que l’Etat du Chiapas (où
il y a eu le soulèvement du mouvement
zapatiste EZLN) est très riche en ressources
naturelles. Il y a également beaucoup de
ressources hydriques, et minières. L’Etat,
pour
s’approprier ces terres, a
recours au para-
militarisme. Exactement comme
en Colombie.
TB et/ou RM:]Mais alors peut-on affirmer qu’il
y a un
lien entre la montée du para-militarisme et
du narcotrafic, et la mise en place
autoritaire du modèle néolibéral?
[LMA:] Oui bien sûr. Le
para-militarisme a connu un
décollage important justement
à partir de la
période où s’est mis en place
le
néolibéralisme. En ce
sens, ce n’est pas une
surprise que les deux pays,
où le problème du
para-militarisme/narcotrafic
est le plus
significatif soient le
Mexique et la Colombie,
les deux pays latino-américains
où le modèle
néolibéral a pu s’imposer
(presque) sans
résistance aucune, grâce à
la présence d’une
oligarchie capitaliste assujettie
aux intérêts
des USA. Le néolibéralisme
en Amérique
latine implique l’accaparement
des terres par
les multinationales,
la destruction des droits
sociaux, du tissu social, des
droits des
indigènes etc. Pour
que cela soit soutenable,
le néolibéralisme a besoin d’une
force qui fait
respecter le statut quo, et cette
tâche a été
confiée justement au paramilitaires...
[TB et/ou RM:]Le Mexique possède
d’énormes réserves de pétrole.
L’ingérence des USA dans le pays,
peut-elle aussi s’expliquer par la présence
de cette ressource?
[LMA:] En décembre 2013
le président Peña Nieto
privatise la dernière grande entreprise
pétrolière étatique.Cette
privatisation
correspond au modèle classique
capitaliste et
au développement de la mondialisation,
là où
les pays riches du centre, volent
les ressources
des pays pauvres de la périphérie.Cela
perdure depuis des siècles, depuis
le début de
la colonisation au 16ème siècle.
La
privatisation
du pétrole s’inscrit dans cette même logique
de pillage des ressources des pays
du sud,
exercée autrefois par les colonialistes
espagnols, et aujourd’hui, par
les Etats-Unis.
Au Mexique, la lutte sera longue
et
compliquée. Mais le peuple
n’est pas stupide.
Cette situation ne pourra pas durer toujours.
Je vais terminer par une phrase du philosophe
français Daniel Bensaïd: «Ah la révolution,
soit elle arrive trop tôt, soit elle arrive trop
tard, mais jamais à l’heure.»
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in Society # 16
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